Une Reine nomade...
bla Pokou, première reine des Baoulé de Côte d'Ivoire au
début du 18ème siècle, est d'abord le personnage central d'une
légende.
Pierre Kipré nous la raconte.
«Lors d’une grave crise dynastique dans le
royaume ashanti, deux prétendants s’affrontent. Opokou Ware l’emporte par les
armes; Daaku, frère de l’influente princesse Abla Pokou, est tué. La peur de
représailles décide Abla Pokou à quitter le royaume avec tous les fidèles de
son frère défunt. Le vainqueur poursuit les fuyards. Ils vont vers l’ouest du
royaume. Au fleuve Comoé en crue, ils ne peuvent pas traverser. Le grand devin
consulte les mannes. Pour le passage sur l’autre rive, le génie du fleuve
demande la vie d’un enfant d’ascendance noble.
« N’y a-t-il pas parmi vous un seul qui accepte de
sacrifier son enfant pour la vie de notre peuple ? » demande Abla Pokou devant le silence de
tous. Le salut ne viendra que d’elle, mère d’un seul enfant. Elle offre son
fils. Celui-ci disparaît dans les flots. « Ba ouli » (« l’enfant est mort »), soupire-t-elle,
digne dans son malheur de mère ! Le rituel effectué, les arbres de la rive se
courbent et forment un pont de branches et de lianes. Tous s’y précipitent. Le
peuple est sauvé. Il s’appellera désormais baoulé, en souvenir du sacrifice de
l’enfant d’Abla Pokou. » Telle est la légende de cette reine. Sa
récurrence chez les Akan laisse penser que le mythe est peut-être fondé sur des
faits réels, probablement enjolivés. Largement partagée chez les Baoulé, chacun
d’eux y voit la base de l’identité de ce peuple.
Tout part des crises de l’actuel Ghana
au milieu du 17ème siècle. Centre d’un important commerce de l’or
depuis le 15ème siècle, la traite négrière atlantique s’y intensifie
peu à peu. L’importation massive d’armes à feu pour avoir plus d’esclaves
(l’orpaillage puis les besoins européens) finit par supplanter le commerce de
l’or dans certains peuples, qui imposent leur autorité avant d’être vaincus par
d’autres. Tous ces changements s’accompagnent de bouleversements politiques ; les successions au trône sont par exemple des
moments de vives tensions internes.
C’est dans ce contexte qu’à la mort du
fondateur du royaume ashanti, Osei Tutu, éclate, vers 1717, un conflit. La
guerre entre deux prétendants, Opoku Ware et Daaku, tourne à l’avantage du
premier. Daaku est tué. Ces conflits et ces guerres nourrissent plusieurs
vagues de migrations vers ce qui est la Côte d’Ivoire actuelle, depuis le
milieu du 17ème siècle. Lorsque Daaku est vaincu, Abla Pokou décide
de se mettre à l’abri avec tous les fidèles de son frère, les Assabou.
Pourchassée, la troupe d’Abla Pokou est rejointe par ceux qui, alliés,
craignent pour leur vie. Ainsi, parmi les fuyards, se trouvent aussi des
groupes provenant de populations voisines. C’est un véritable exode en
direction de l’ouest, en pleine saison des pluies et à travers la forêt alors
dense.
Abla
Pokou était-elle la belle jeune princesse de la légende ? Probablement, non.
C’est sur les rives de la Comoé en crue
qu’a lieu l’épisode de la légende citée plus haut. Le point de passage est
connu ; ce sont les rapides de Mlan-Mlansou,
situés à environ 50 kilomètres en amont de Grand-Bassam. Abla Pokou était-elle
la belle jeune princesse de la légende ?
Probablement, non. Dans certaines traditions orales non baoulé, on l’appelle
Abrewa (« vieille dame ») Pokou. Princesse du clan royal Oyoko de
Kumasi, elle devait probablement être d’âge mûr, influente puisque appelée à
être « reine mère », une institution forte du royaume, si Daaku
l’avait emporté. Mère, elle peut l’avoir été ;
mais, si c’est le cas, c’est peut-être une femme devenue mère sur le tard. Son
peuple et elle échappent aux troupes d’Opoku Ware. Commence alors une longue et
pénible marche à travers la forêt et ses pièges innombrables. On ne sait pas
combien de temps a duré ce voyage ;
peut-être quatre ou cinq ans, selon certains spécialistes, de Kumasi à
l’actuelle Bouaké, près de 1 500
kilomètres. Avec autorité et habileté, la reine maintient la cohésion du
groupe, qui la respecte en retour. Il faut parfois négocier son passage au milieu
de populations inconnues. Mais les émigrés profitent d’un atout : leur
langue (le twi, appelé aha en baoulé) est presque la même que
celle de ces émigrés akan des décennies précédentes. Allant toujours plus à
l’ouest des autres, la troupe arrive au bord du Bandama. Elle y fait une longue
halte. C’est une voie vers Grand-Lahou et le rivage maritime que fréquentent
déjà les Européens. Abla Pokou le sait-elle ?
Rien n’est moins sûr. Toutefois, elle y laisse une partie de ses guerriers,
sous l’autorité de l’une de ses nièces, Tano Adjo, pour couvrir ses arrières.
Car Abla Pokou décide de remonter vers le nord. Laissant encore d’autres
guerriers à la confluence Bandama-Nzi, elle découvre la ligne de contact
forêt-savane. Le débouché sur les savanes apporte une impression de libération
après un trajet à travers la forêt. Le paysage s’ouvre, et l’air est moins
humide. Autre avantage naturel, la végétation, très compartimentée, constitue
par elle-même un excellent refuge.
Après environ 200 kilomètres, Abla Pokou
décide d’arrêter l’exode et de s’établir au cœur de cette savane. L’installation
s’est faite sur les conseils d’un chef local, après conclusion d’une alliance.
Elle multiplie d’ailleurs ces accords dans la région. On fait par exemple la
paix avec le groupe alanguira pour éviter la résurgence de la guerre de 1701,
qui avait opposé les Denkyira, dont sont issus les Alanguira, et les Ashanti,
dont sont issus les Assabou d’Abla Pokou. Autre action, elle installe tous les
chefs de l’exode dans des villages tout autour de ce qui est sa capitale,
Niamonou. Là se trouvent tous les attributs royaux de la première reine des
Baoulé (grand tambour, siège royal, symboles dorés). On a reproduit aussi
l’organisation sociale ashanti. Il y a quatre familles nobles et quatre
familles vassales. Chacune est dirigée par un chef et se compose de parents, de
clients, de guerriers et d’esclaves. Chacun des groupes a une fonction dans
l’organisation militaire générale et porte un nom que lui a attribué la reine.
C’est le point de départ des tribus baoulé, les nvlé. Abla Pokou ne semble pas
avoir vécu longtemps après l’installation définitive. Épuisée par les épreuves,
elle meurt dans sa capitale, peut-être vers 1730. Elle voudrait sa nièce Akoua
Boni comme successeur; elle a pris soin de la former. Ce choix sera respecté.
La reine défunte a été inhumée selon le rituel ashanti, dans le lit d’un cours
d’eau.
Au début des années
1960, rappelant la légende aux Baoulé concernés par le projet de barrage de
Kossou, le président Félix Houphouët-Boigny leur demandait de sacrifier leurs
terres et leurs cultures qui devaient être recouvertes par les eaux, comme la
reine Pokou l’avait fait avec son fils. La reine devenait un symbole de
« l’indépendance économique nationale ». Mais, dans les années 1990,
lors du débat sur l’ivoirité, elle a justifié, chez certains, un discours
ethnique regrettable. Fondatrice d’un des royaumes nés des crises du monde akan
à l’est de la Comoé, la reine Pokou symbolise le rôle des femmes dans la
recomposition politique de l’Afrique ancienne. L’image de la mère sacrifiant,
est tout à la fois celle de la «raison d’État» et celle de l’acte fondateur
d’une identité collective. Elle fait partie de l’histoire de la Côte d’Ivoire
et est ainsi une héroïne de tous les Ivoiriens.
Charlie Hebdo.fr